«Libération», 23 novembre 1976, n° 898, p. 1 et 3. «André Malraux au seuil de la mort.»

Libération, 23 novembre 1976, n° 898, p. 1 et 3.

 

André Malraux au seuil de la mort

André Malraux, hospitalisé le 15 novembre à l'hôpital Henri Mondor de Créteil était hier soir dans un état critique, une embolie pulmonaire s'étant déclarée subitement dans la nuit de dimanche à lundi.

André Malraux va mourir. Ce ne sera pas une surprise. Ce n'est guère un événement que pour les journalistes, un épisode du grand spectacle de l'actualité qui, ces jours-ci et de ce côté-ci de la planète se décore de tentures funéraires. Signes des temps : à défaut de savoir interpréter ce qui vient ou peut-être de crainte d'y lire trop crûment qu'il ne viendra plus rien, le siècle enterre ses morts, les héros mêlés aux témoins. Malraux était de ces derniers, le dernier peut-être, en tout cas le plus grand.

Trotsky, Mao, Chou, de Gaulle sont devenus des personnages de roman, des compagnons d'aventure de ce dilettante de génie qui s'est tellement pris pour Malraux que nous y avons tous cru.

«La tragédie de la mort, écrivait-il dans L'Espoir, est en ceci qu'elle transforme la vie en destin, qu'à partir d'elle-même rien ne peut être compensé.» Salut Malraux. Tout est dit en effet.

Le pilleur de ruines au Cambodge, le chef d'escadrille d'España, le colonel Berger des maquis du Lot devenu le commandant de la brigade Alsace-Lorraine sera bientôt ministre de l'Information du premier gouvernement de la France libérée. L'histoire aurait pu s'arrêter là. Quel destin.

Elle a continué, voici Malraux, patron des services de propagande du RPF, le parti musclé du général de Gaulle. Arrive 1958, le 18 mai. De Gaulle au pouvoir. Malraux l'y rejoint. L'histoire s'est arrêtée. Malraux ne s'en aperçoit pas. Lui qui dénonçait à vingt-cinq ans le colonialisme en Indochine, lui qui quelques mois encore avant le coup d'Etat signait avec Sartre, Mauriac et Martin du Gard un appel solennel au président de la République contre l'usage de la torture en Algérie, le voilà du côté des tortionnaires. La grande aventure du siècle s'achève dans un fauteuil ministériel. L'auteur de La Condition humaine ravale les façades des monuments de Paris. L'orateur enflammé des meetings de l'Association des artistes et écrivains révolutionnaires gère 0,64% du budget national au Ministère des Affaires culturelles. Déchéance, dérision ? Qui a pu oublier l'image à la télévision, le 30 mai 68, de Malraux pantelant, agrippé à Michel Debré sur les Champs-Elysées, chantant la Marseillaise d'une voix qui ne pouvait pas couvrir le slogan «Cohn-Bendit à Dachau» crié par la foule hystérique venue manifester au secours de l'ordre.

«Rien ne peut être compensé». Alors lisez demain les Antimémoires, les Chênes qu'on abat, la Corde et les souris. L'autre versant de cette histoire détestable contre laquelle nous avons commencé d'exister.

Malraux va mourir. Quelques semaines après le dernier de ses héros.

Le destin de Malraux n'est pas pire que celui du siècle. La grande espérance venue de l'Est dans les années 20 s'est transformée en épouvantable cauchemar. Tout est à recommencer. De toutes façons, Malraux n'aurait pas été de cette aventure. L'avenir n'était plus, depuis longtemps, son lot. C'est déjà bien assez que le passé lui appartienne et qu'il garde dans nos mémoires la part la plus belle. Salut Malraux.


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