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Louis Martin-Chauffier, «Nous voulons, avec Malraux, des héros et des saints», «Temps présent», 15 novembre 1946, p. 1.

Pour ses débuts parisiens, l'U.N.E.S.C.O. nous a comblés. Dans le cycle de grandes conférences qui, avec des concerts et des festivals de danses et de théâtre, encadrent la Conférence générale du 19 novembre, elle a fait entendre à la Sorbonne, après Emmanuel Mounier, Sartre et Malraux.

Sartre a parlé de la «responsabilité de l'écrivain» et du problème de la liberté, qui ne s'en sépare point. Quant à Emmanuel Mounier, les lecteurs de Temps présent savent bien ce qu'il pense et ils vont lire plus loin la conclusion de ses Réflexions pour un temps d'Apocalypse. C'est donc vers Malraux que je voudrais tourner ici un bref commentaire.

Mais, d'abord, il convient de fixer, sur l'ensemble de ces trois conférences, deux réflexions générales, et bien réconfortantes.

«Les formes de l'esprit, dit Malraux, se définissent, à l'heure actuelle, par leur point de départ et la nature de leur recherche.» Il m'a toujours semblé qu'une civilisation, un moment d'une civilisation, se définissait par les questions qu'il pose plutôt que par les réponses qu'il propose. Celles-ci, selon le choix qui se fit dans leur diversité, et selon l'efficace du passage de la proposition à l'acte, définissent le moment suivant : elles sont la base sur laquelle se fonde une interrogation nouvelle.

Or nous voyons que le moment actuel de la civilisation française est un grand moment, parce que les questions posées par les esprits les plus divers sont les mêmes, et celles, précisément, que pose l'époque dans sa réalité tragique. D'une part, l'adhérence au réel est totale. D'autre part, la conscience de cette réalité et du tragique qu'elle porte est totale. Non seulement les questions posées sont les mêmes; mais elles sont posées avec le même sérieux, le même accent, la même intensité, le même sens de l'urgence, la même exigence de lucidité. «Le problème… c'est de savoir si, sur cette vieille terre d'Europe, oui ou non, l'homme est mort», précise, dès le début, Malraux, posant ainsi l'interrogation majeure. S'il n'est pas mort (il ne l'est pas), quels seront son nouveau visage, ses moyens, sa volonté et ses pouvoirs dans le monde encore inconnu qui commence à peine à se préfigurer ?

A ce problème de la condition de l'homme dans la société, il est évident qu'un chrétien, un existentialiste et un humaniste tragique n'apportent pas la même réponse; non plus qu'ils ne l'entourent des mêmes espérances. Mais on trouve chez eux la même volonté de ne pas subir un modelage extérieur, de ne pas se soumettre aux forces étrangères. L'homme doit rester l'élément dynamique et distinct : dans cette immense et confuse partie, il n'est pas seulement l'enjeu; il faut qu'il en soit le gagnant. Ni isolé désormais; ni confondu : particulier et solidaire.

Mais comment ? Où trouvera-t-il une lucidité souveraine, la volonté d'agir, les moyens de défense et de victoire, le courage et l'espoir ? Ici se poursuit, avec une diversité accrue et une pressante anxiété, ce que Gide appelait le «dialogue français».

Or, ce dialogue ne se poursuit pas seulement entre quelques esprits «représentatifs». Et c'est la seconde réflexion réconfortante qu'inspire le spectacle d'une Sorbonne pour quelques soirs ressuscitée. Dans cette salle pleine à craquer, l'enthousiasme débordait. J'ai entendu les acclamations qui saluaient la rigueur logique de Sartre, la rigueur passionnée de Malraux. Ce n'était pas là un hommage rendu à l'éloquence. C'étaient les cris d'une angoisse enfin soulagée, l'accueil reconnaissant à la lumière retrouvée. C'était aussi l'émotion émerveillée des étrangers qui se trouvaient là. Dans la ferveur du public, autant que dans les discours, ils reconnaissaient la France, fidèle et égale à sa vocation. Ceux-là ne douteront plus d'elle : elle reste gardienne du feu.

 

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