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«Magazine Littéraire», décembre 1974, n° 95, p. 52 à 54. Claude Michel Cluny : «La fiction devenue temple».

Magazine Littéraire, décembre 1974, n° 95, p. 52 à 54.

Claude Michel Cluny : «La fiction devenue temple».

 

 André Malraux vient avec L'Irréel de publier le deuxième volume de la Métamorphose des dieux. A défaut de connaître ce que cherche Malraux écoutons ce qu'il découvre dans son enquête visionnaire.

 

Ce n'est qu'au terme d'un prochain et dernier volume, nous prévient Malraux, que nous saisirons la signification de ce qui avait pris naissance, voici un quart de siècle à peu près, comme esquisse d'une «psychologie de l'art». Et de rappeler à plusieurs reprises ce qu'il n'a pas entendu faire : ni histoire de l'art, ni traité d'esthétique. Le fameux «musée imaginaire» se déploie aux détours des Voix du silence (1961) – qui reprenait, les ayant refondues, les pages initiales de La Métamorphose des dieux (1957) – et de L'Irréel, qui vient de paraître, qui est la «seconde partie» du précédent, écrite fin 1958. A noter tout de suite que l'ouvrage ne se réfère plus à la collection dirigée par Malraux, «Galerie de la Pléiade», et que, si sa présentation n'en diffère pas pour ce qui est du soin apporté à une iconographie nombreuse, le format se trouve brusquement modifié : le 18 x 23 est devenu 21 x 27, sans qu'on sache pourquoi. La lisibilité n'y perd pas, ni surtout la qualité des planches couleur, au seul détriment de l'unité de l'ensemble. On ne se plaindra pas, en tout cas, d'un papier épais, d'un blanc pur, dont Les Voix du silence n'avait malheureusement pas bénéficié.

Sauf à être imbécile, ou à vouloir intenter un mauvais procès, qui prendrait ce livre – et de même les deux qui l'ont précédé –, pour une histoire de l'art, de Piero della Francesca à Rembrandt ? Le souci de l'histoire, c'est de donner l'ordre des choses dans le temps. Mais cela n'explique pas que le Saint Jean-Baptiste du Musée byzantin d'Athènes soit plus proche des peintures antiques que des mosaïques de Ravenne, ou que du Saint Jean-Baptiste du Codex de Bohême… A défaut de connaître aujourd'hui ce que cherche Malraux, écoutons ce qu'il découvre dans son enquête visionnaire. Les savants ont mis de l'ordre dans les indices; lui invente les motivations, qui vont rassembler et séparer selon d'autres lois que celles de la chronologie et de l'espace. On lui pardonne mal, déjà, de mettre en pièces cette ligne de force de l'histoire de l'art que fut si longtemps le perfectionnisme; non qu'il ait été le premier à dénoncer un énorme enfantillage à partir duquel les fresque d'Egypte pouvaient passer pour primitives et Delaroche pour un maître… Delaroche l'était, mais au profit d'une peinture qui n'a jamais été le souci des artistes créateurs, et qui était imitative. Ce que Malraux débusque, c'est la nature de l'œuvre et son rapport au monde – au monde des dieux, de Dieu, ou des marchands d'Amsterdam… Quand il écrit à propos de Raphaël que «la Chambre de la Signature exprime le rêve-du-monde qui succède au monde du rêve», les historiens peuvent se décourager, il parle un langage qu'ils ignorent. Ses éclairages sont à l'Histoire de l'Art ce que les décisions de Bonaparte étaient à la Théorie. On dira que Malraux ne gagne pas de bataille; voire; la lecture de l'Art ne se réduit pas à celle des catalogues : qu'elle puisse devenir celle du plus long roman que l'homme ait jamais entrepris, et dévoiler les questions fondamentales que le recensement des écoles ignore, est une victoire du regard…

Un geste de la main suffirait à l'Apollon du Tibre pour être le Penseur de Michel-Ange; un sourire en ferait même un Bouddha de Transoxiane : mais il n'y a pas de Christ qui lui ait jamais ressemblé. Le monde chrétien a tout changé. Puis, l'art va changer aussi; non pas parce que Masaccio est plus habile que l'Angelico; mais parce que l'art change de nature. Les personnages de Gaddi (Le Triomphe de la Croix) auraient pu être des portraits; un bon demi-siècle plus tard, ceux de Piero della Francesca ne sauraient l'être. Avait-il moins de génie que le délicat Agnolo Gaddi avait de talent ?

Ce qui se révèle avec l'art de Piero della Francesca et que Malraux désigne comme «le style des volumes» – et ce n'est pas clause de style –, est une des plus remarquables révolutions picturales de l'Histoire de l'Art. Mais là où nos professeurs, avec raison, voyaient en somme la peinture monumentale succéder à celle de l'illustration, Malraux dépasse le constat – ou le double d'un second, dont on s'étonne un peu qu'il le laisse en l'air : «Comme Masaccio, il a une lumière, il n'a pas de soleil.» Or, la lumière abstraite a remplacé le fond azur, qui avait lui-même succédé à l'or venu de Byzance et qu'un Giovanni Bellini sera long à abandonner tout à fait. Le soleil a surgi quand, et où ? Avec Le Pérugin et les vénitiens ? De l'Angelico à Gozzoli, la lumière est une convention. Celle de Piero, qui baigne l'espace, reste un phénomène irréel. Enjambant les gloses, Malraux débouche sur la vérité : «La stylisation des volumes les accorde à la fiction devenue temple».


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