«Malraux par Clara Malraux. Interview de Clara Malraux», «Les Nouvelles Littéraires», 22 septembre 1966, p. 1 et 13.

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C'est en fréquentant assidûment le musée Guimet qu'André et Clara Malraux apprennent qu'il existe dans la jungle cambodgienne des temples abandonnés couverts d'admirables sculptures.

J'étais sûre du droit que nous avions de remettre en circulation des œuvres que la brousse menaçait et qui risquaient de rester à l'abandon de longues années encore, tant était élevé le nombre de monuments dont aurait dû prendre soin l'Ecole [1]. Nous les aimions d'avance, ces temples, ces têtes et ces corps que nous imaginions. D'une partie d'entre elles nous devrions nous séparer, certes, mais la pensée se précisait en nous d'autres expéditions, ici ou ailleurs, destinées à notre seule joie.

Et c'est le départ, à bord de l'Angkor, des deux jeunes gens décidés à entrer au Cambodge par le Siam. Mais une avarie survenue au navire les oblige à aborder à Saigon, d'où ils gagnent Hanoï et Phnom-Penh. De cette aventure André Malraux a tiré un de ses meilleurs romans, La Voie royale. Clara la raconte d'après le dossier rapporté d'Indochine par un de ses amis.

La petite expédition escortée de quatre chars tirés par des buffles et chargés de malles en bois de santal s'ébranle en direction de Rohal, où un vieillard se souvient qu'il existe à proximité un temple dans la brousse, celui de Banteaï-Sre.

Le vieillard s'était arrêté, le coupe-coupe haut : une porte s'ouvrait dans la broussaille, sur une petite cour carrée aux dalles arrachées. Au fond, écroulé en partie mais dressant néanmoins sur deux côtés des murailles encore affirmées, un temple rose, orné, paré, Trianon de la forêt sur lequel les taches de mousse semblaient une décoration, merveille que nous n’étions pas les premiers à contempler, mais que nous étions sans doute les premiers à regarder ainsi, suffoqués par la grâce de sa dignité, plus beau que tous les temples que nous avions vus jusque-là, plus émouvant en tout cas dans son abandon que tous les Angkor polis et ratissés.

Il n'est pas facile de détacher les statues de la paroi.

Enfin, le troisième soir, sept pierres témoignent de nos efforts; nous avons achevé notre tâche.

Par la piste dégagée, les chars parviennent jusque devant le porche. Le bois léger s'affaisse sur les roues plaines quand ensemble, bruns jaunes et blancs hissent puis arriment sur le véhicule les caisses en camphrier lourdes de nos princesses dérobées. Le guide est toujours aussi beau, la marche plus lente qu'à l'aller. Nous poussons nos chevaux pour laisser derrière nous le convoi. Epuisés, nous portons en silence nos projets. Allons-nous rentrer par l'Amérique ? Peut-être, pour nous débarrasser de nos trésors.

Dans la nuit du 23 au 24 décembre 1923, alors que le bateau contenant dans ses cales les précieuses caisses est en rade de Phnom-Penh, la police arrive. Il faut les ouvrir. Elles sont transportées au tribunal. Les deux jeunes gens ne s'inquiètent guère.

Puisque nous connaissions maintenant la brousse et savions comment nous comporter, une prochaine expédition, qu'il faudrait peut-être envisager, présenterait toutes les garanties de succès. Les précisions que nous pourrions donner à ceux que, d'une façon ou, d'une autre, intéressait l'art khmer seraient telles que nous n'aurions aucune peine, désormais, à obtenir leur aide financière.

Ici, je dois noter que je n'ai jamais vu mon compagnon abandonner un projet parce qu'il a abouti à un échec. D'autres motifs doivent entrer en jeu pour qu'il renonce à ce qu'il a tenté; peut-être une autre tentation.

[1] L'Ecole française d'Extrême-Orient.


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