Image of Maurice Rheims : «André Malraux : pour tout l'art du monde» ; Georges Suffert : «L'Histoire selon Malraux», «Le Point», 9 juillet 1973, n° 42, p. 56-58.

Maurice Rheims : «André Malraux : pour tout l'art du monde» ; Georges Suffert : «L'Histoire selon Malraux», «Le Point», 9 juillet 1973, n° 42, p. 56-58.

Maurice Rheims : André Malraux : pour tout l'art du monde

Le Musée imaginaire d'André Malraux est devenu réalité : 200 œuvres de tous les temps et de tous les pays exposées à Saint-Paul de Vence. Un choix venu de Malraux et qui renvoie à son œuvre.

«André Malraux» : c'est sous ce titre que la Fondation Maeght expose, dans l'admirable cadre créé par Aimé Maeght à Saint-Paul-de-Vence, environ huit cents pièces parmi lesquelles des œuvres d'art et quantité de documents bibliographiques et littéraires réunis pour deux mois, en hommage à l'auteur du Musée imaginaire, à sa vie passionnée, à sa prodigieuse et inquiétante clairvoyance. Il s'agit de manifestation comparable à celles organisées au cours des années précédentes au Petit Palais, au musée Jacquemart-André ou à la Nationale, à la gloire de Baudelaire, de Proust et de Gide.

Mais à Vence, le visiteur aura loisir, entre le bain de onze heures et le déjeuner à La Colombe, de découvrir les beautés de la statue menhir de Puech-Real, du dieu gaulois découvert en Haute-Loire, du Tentateur de la cathédrale de Strasbourg, du Don Quichotte de Daumier ou du Lion affamé du Douanier Rousseau. Deux mille ans d'histoire représentés par deux cents numéros. Méthode séduisante : elle permet, grâce à des images et à des documents parlants, d'en savoir plus sur le génie de l'écrivain, de l'essayiste, de l'esthéticien, et, par la diversité des œuvres exposées, rappelle ces «Mélanges» que l'on offrait jadis à un grand universitaire à l'instant où il s'apprêtait à quitter sa chaire.

D'une salle à l'autre, on passe du Jeune homme de Chardin à la Femme douce de Fautrier et du Satan de Füssli à L'abbé de Saint-Non de Fragonard. Choix qui, appuyé par des citations de l'auteur, contribuera peut-être à donner au visiteur une idée plus précise des rapports équivoques et subtils qu'André Malraux entretient avec les choses de l'art. Car autant qu'on puisse en inférer par ce qu'on connaît de sa vie, il ne semble pas qu'il s'agisse de rapports ordinaires, ceux qu'ont habituellement les amateurs avec ce qu'ils prétendent aimer et qu'ils amassent.

Si Malraux est collectionneur, il l'est plutôt à l'instar de Proust qui dévorait les objets du regard sans songer à les posséder. Sinon que l'auteur du Temps perdu ne cherchait dans l'objet que son côté allusif, réussissant à métamorphoser la vitrine de Combray en une nature morte de Rembrandt, alors qu'André Malraux se sert de l'objet comme d'un support de sa pensée. C'est l'encorbellement léonin du balcon qui n'est là que pour supporter cette pièce d'architecture.

Pour Malraux, l'objet est le lance-fusée de sa pensée. C'est un porte-voix, un amplificateur de ses spéculations. Il lui suffit de s'arrêter devant la Grande chanteuse, statue babylonienne vieille de cinq mille ans qui, du musée de Damas, s'en est venue faire un tour jusqu'à Saint-Paul-de-Vence, Lucrèce et Tarquin du Tintoret, prêté par Thyssen, ou le portrait de Berthe Morisot peint par Manet, pour s'identifier aussi bien au modèle qu'à son créateur et qu'au «voyeur».

De tout cela, il parle, et les objets, non seulement se taisent, mais tendent l'oreille, stupéfaits. Après des siècles, quelqu'un enfin leur révèle pour quels motifs ils ont été conçus, reconstitue le périple suivi pour arriver jusque-là, et ces éclats de bois, de pierre, ces morceaux de toiles peintes créés le plus souvent par d'humbles artisans se sentent saisis d'orgueil à l'idée qu'André Malraux, ce généalogiste à la voix d'or, dévide devant leur fabuleux pedigree.

C'est pourquoi il ne faut pas se contenter de parcourir cette prodigieuse exposition. Ce qui compte le plus, c'est ce que le conservateur du Musée imaginaire dit «au peuple d'ombres qui se lève des sables», ce qu'il pense des Infants lippus de Vélasquez idéalisés par la couleur, ou du Trois-Mai de Goya qui fait penser aux grands romans de Dostoïevski.

Cet appel au spectateur, cette volonté de l'«engager», c'est cela Malraux. Lui aussi tourne autour de sa chambre. Peu lui importe que les murs en soient nus, car il lui suffit de prononcer les noms de Goya, du Bernin et de Magnasco pour que surgisse sous sa plume Goya et «son matériel romantique, ses monstres et ses sorcières», «sainte Thérèse soudain face à face avec la statue que Bernin a faite d'elle», et Magnasco qui «avait deviné ce que la mort gagne à la mascarade».

Phrases ciselées en forme de médailles et qui expliquent peut-être pour quels motifs le général de Gaulle, qui n'appréciait guère les choses de l'art, tint en haute estime celui qui en parlait d'une manière si gaullienne.

Toutes ces beautés accumulées sur la colline de Vence ne risquent-elles pas de figer, d'une certaine manière, l'image précieuse que nous offre ce Latin émerveillé par l'Orient ? Ne risque-t-on pas de finir par faire de cet homme génial et insolite un personnage dont la statue viendra s'ajouter à celles des mythes de notre siècle, les Teilhard de Chardin, les Hemingway, les pères de Foucauld, les Saint-Exupéry, les Camus ? Cette question posée, ne boudons pas notre plaisir. D'autant moins que l'on devine les efforts qu'ont dû déployer Mme de Romilly et Jean-Louis Prat, directeur de la Fondation, pour réunir les objets, et ce qu'il a fallu de ténacité et de méthode à Lise Dunoyer pour recueillir textes et manuscrits.

Les objets sont venus des quatre coins du monde, du musée de Saint-Germain (ses plus belles monnaies gauloises) au musée d'Alep (des sculptures sorties depuis quelques semaines à peine du sol de Mâri). Il fut difficile de convaincre les musées japonais de se séparer de leur trésor national, vénéré là-bas comme ici La Joconde, le portrait de Taira No Shigemori, peint par Takanobu au XIIe siècle; une des peintures qui avaient le plus frappé André Malraux parce que marquant la fin de l'influence chinoise et le début de l'art japonais.

Sans parler des risques financiers ! Plus de deux millions de francs suffiront à peine à régler la prime de sept pour mille d'assurance, les frais de transport et de gardiennage. Tous les prêteurs ont été conviés à l'inauguration et certains conservateurs, tels ceux du Japon, resteront deux mois à Saint-Paul-de-Vence afin de veiller personnellement sur leurs trésors. Une exposition qui, comme disent les guides, mérite le détour. Non seulement le détour du touriste vers la colline de Saint-Paul; mais le détour de la lecture et de la réflexion. Venus par et pour Malraux, ces objets renvoient à Malraux.


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