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Pierre Démeron : «Malraux au passé recomposé», «Lui», 20 août 1971, n° 91, p. 40-44 et 106.

On a beaucoup vu, entendu, lu André Malraux à l'occasion de la parution de Les Chênes qu'on abat. Mais était-ce bien André Malraux ? Est-il possible que le dandy, l'esthète, le provocateur des années 20, l'aventurier, le romantique épris d'action, le combattant de la guerre d'Espagne soit le même que celui qu'on n'appelle plus, aujourd'hui, que M. le Ministre ?

«A l'âge de dix ans, il nous surprit tous. Ayant une infection à un genou, il risquait la gangrène et l'on dut envisager l'amputation. Médecins et chirurgiens, entourés de la famille, se consultèrent au chevet de l'enfant malade. Lorsqu'ils furent sur le point de quitter la chambre, le petit André, immobilisé dans son lit, leur dit : “Cette fois-ci, je ne vous reconduirai pas, messieurs…”»  

A la majesté des propos, il est clair que, dès ce jour-là, l'homme d'Etat perce sous «le petit André» et que l'enfant est prédestiné à finir ministre du général de Gaulle. Et ce n'est qu'un commencement. Si bien parti, il est naturel qu'à dix-sept ans, il ressemble au portrait qu'en fait, après cette anecdote, Pierre Galante (Quel roman que sa vie, Editions des Presses de la Cité/Paris Match), le dernier en date des hagiographes d'André Malraux : «Intelligence supérieure, ouverte sur tous les bruits et valeurs du monde, obsédée par toutes les forces qui pèsent sur la planète, hantée déjà par le destin de l'homme (que va-t-il devenir, l'homme ?), cet adolescent n'est pas seulement en avance sur sa carte d'identité mais sur son siècle.» Une avance sur son siècle d'autant plus méritoire que, lorsqu'il est né, «ce siècle avait un an et le général de Gaulle onze». On aura compris à ces citations que «le roman qu'est la vie» d'André Malraux est des plus édifiants et mérite de figurer dans toutes les bibliothèques – entre les œuvres de Saint-Exupéry, une vie de Mermoz ou de Sainte-Thérèse de Lisieux, et un bouquin de la collection «Signe de piste». Un exemple encore, pour le plaisir. Consacrant un chapitre à l'amitié Malraux-Gide, Pierre Galante, qui sait bien qu'André Gide, avec son «Famille, je vous hais» et sa pédérastie militante, va – malgré son Prix Nobel – redevenir un auteur-maudit, tient à nous rassurer tout de suite : «Aucun écrivain de ce siècle n'aura tant aimé les femmes que Malraux.» Ouf ! nous voilà rassurés. A défaut d'avoir jamais eu son bac, André Malraux aura au moins obtenu un certificat de bonne vie et mœurs. Galante prend soin, d'ailleurs, la plume embarrassée, de l'excuser de n'avoir pas fait d'études normales : «Ses études furent souvent contrariées par une santé fragile. Il n'est pas instruit au sens où l'instruction signifie un diplôme. Mais il a l'intelligence et la culture. Sa jeunesse a été celle d'un enfant de divorcés. Livré à l'éducation d'une mère et d'une grand-mère dont il s'accommodait sans difficulté, Malraux a grandi seul, s'est formé seul. Il représente le type parfait de l'autodidacte.» Ah, qu'en termes Galante ces choses-là sont dites ! Comprenez, en bref, que notre ex-ministre de la Culture n'a jamais passé son bac. Et sa santé n'y est pour rien. Le jeune André pensait simplement que c'était pour lui inutile : il s'intéressait à tant de choses – à la littérature, à l'art – qu'il n'avait pas de temps à perdre à des choses qui ne l'intéressaient pas. Fallait-il vraiment, aujourd'hui encore, l'en justifier ? Comme si le génie (qu'on me pardonne de parler de génie, mais Gide et d'autres à propos de Malraux en ont parlé avant moi) devait faire ses classes ! Comme si on avait à réclamer ses diplômes à l'auteur de La Condition humaine ! C'est sans doute qu'il existe des gens que pourrait choquer – au lieu d'amuser – le fait d'apprendre qu'une de nos gloires littéraires, devenue ministre de la Culture, n'a jamais passé son bac !


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