Pierre-Viansson-Ponté : sur «Les Chênes qu’on abat…»

Pierre Viansson-Ponté (rédacteur en chef adjoint au Monde), «Les Chênes qu'on abat… La France et la mort, ou La dernière rencontre du général de Gaulle et d'André Malraux», Le Monde, n° 8140, 16 mars 1971, p. 1.


 

 

André Malraux :

un grand et beau poème tragique, tantôt lyrique, tantôt cynique

 

Deux grandes voix fascinantes, ici, celle du génie et celle du héraut, se joignent pour évoquer leurs obsessions : l'Histoire, la France, l'Homme et la Mort.

Déjeuner à Colombey, le 11 décembre 1969. Interview du général de Gaulle par André Malraux. Interview ? C'est Malraux qui le dit : «Ce livre est une interview, comme La Condition humaine était un reportage…» Ainsi, c'était un reportage [sic] ! Malraux reporter en Chine, c'était Stendhal à Waterloo, et La Chartreuse aussi était un reportage. Alors Malraux et l'interview ! La lettre tue mais l'esprit vivifie, le talent transpose mais le génie transfigure.

Ah ! si Chateaubriand, au lieu de bavarder à Prague avec cet imbécile de Charles X qui n'avait rien à dire, était allé à Sainte-Hélène, quelle «interview» il eût pu faire du petit homme qui avait tenu l'Europe sous son talon… C'est Malraux qui soupire ainsi, avec des regrets un peu hypocrites pour le grand confrère qui a manqué le coche. Car lui, Malraux, il ne l'a pas manqué ; il y est allé, à Sainte-Hélène (Haute Marne). Il n'y a pas perdu son temps et ne gaspille pas le nôtre.

Quatre heures au plus de conversation, dont une heure au moins occupée de propos de table et de banalités courtoises, et voilà l'«interview» ; deux cent trente-cinq pages, d'un seul souffle, et de grand style. Un dialogue : évidemment non. Deux monologues : pas davantage, pour quoi faire ? Plutôt un grand et beau poème tragique, tantôt lyrique, tantôt cynique. Malraux a besoin de l'éprouvé, mais le vécu chez lui devient tragédie et il ne cesse, au fond, de parler de lui-même en face de celui qui, lui aussi, ne cesse de parler de cet autre lui-même, qu'il nomme Charles. Décor : le monde. Thème : l'Histoire et l'Homme, quelquefois les histoires des hommes. A l'affiche : tout le monde, et puis deux grandes voix, deux chants qui alternent, s'entrecroisent, se mêlent, se séparent, s'opposent en contrepoint. La voix du général, le chant de l'écrivain ? Mais non, ce n'est pas un ballet. Ou alors celui de la France et de la Mort. Sa France et sa Mort. Rien d'autre ne compte. Ils sont fascinés et c'est fascinant.

Pas de photo, un Greco !

Le héros et le génie – ou bien le génie et le héraut – livrent et métamorphosent à la fois leurs propres hantises, leurs propres obsessions. Quelle est la part du réel et celle de l'imaginaire, dans cet étincelant feu d'artifice ? Peu importe : tout, ici, est au second, au troisième degré. Mêmes les scories.

Quand de Gaulle reconduit son hôte, à la tombée de la nuit, jusqu'au seuil de la Boisserie, il fait un geste, dit une phrase : «Cela devait être ainsi.» Il tend la main vers les étoiles, et : «Elles me confirment l'insignifiance des choses.» Pastiche pour un au revoir qui, on ne sait jamais, risque d'être le grand adieu, et qui l'est en effet. Dernier «mot» qui sonne si faux qu'il est probablement vrai. Du grand théâtre : à la fois enflure et dérision. «Je ne me suis pas soucié d'une photographie, dit Malraux, j'ai rêvé d'un Greco.» Là-dessus, le Général n'est plus, et, comme l'a crié le reporter André Malraux jadis, «la mort transforme la vie en destin». Dès lors, chacun trouvera dans le tableau tout ce qu'il voudra y voir : Mémoires et Antimémoires, Après tout, puisque La Condition humaine était un reportage…

Pour les collectionneurs d'historiettes, quelle mine ! La santé, l'âge du Général : «La fatigue des derniers temps du pouvoir s'est effacée», mais : «Quand je suis parti, l'âge a peut-être joué un rôle.» Ses lectures ? « Eschyle, Shakespeare, les Mémoires d'outre-tombe, un peu Claudel. Et ce qu'on m'envoie, qui fait généralement partie des nuages. Je réponds à tous ceux qui m'envoient des livres : ils pourraient aussi ne pas me les envoyer.» L'écriture ? «Comme il est étrange que l'on doive se battre à ce point pour arracher de soi ce que l'on veut écrire…» Colette disait : «C'est difficile, la langue française ! Les adjectifs !» Elle se trompait, malgré son talent : la langue française ce sont les verbes. Quand même : «Ecrire permet d'oublier la meute. C'est important.»

 

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